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31 janvier 2013 4 31 /01 /janvier /2013 12:44
    
Les langues et les hommes semblent exister dans un rapport de réciprocité totale. L’expression métonymique langue vivante exprime parfaitement le lien étroit qui les unit. La langue n’est vivante que si elle est parlée par l’homme. A l’inverse, nous pouvons affirmer sans trop de peur de se tromper, que la langue donne vie à l’homme. Le langage est un besoin naturel dans une structure sociétale, où la communication est à la base de la cohésion, du vivre ensemble. Sans l’usage des langues, formes de langage avancées propres à l’espèce humaine, l’homme n’existe pas, ou plutôt n’existe que par une présence physique, par un corps, sans pouvoir exprimer son être mental. Or, un homme ne peut survivre s’il n’est pas en mesure d’exprimer ses besoins, qu’ils soient primaires, ou au contraire intellectuels. Ainsi les langues suivent le long cheminement de la vie et de la pensée humaine et transportent en leur sein l’histoire et l’identité de tous et de chacun. Ce sont ces éléments qui créent notre patrimoine linguistique mondial, aujourd’hui menacé par une mondialisation qui englobe les différences, et tend parfois à les réduire.
 
Des langues et des hommes
 
La religion a longtemps conservé le monopole dans l’explication de l’origine des langues dans le monde européen judéo-chrétien. "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu" nous dit l’Evangile selon Saint Jean. La langue était alors l’intermédiaire entre Dieu et Sa création. Mais, alors que le monde se désenchante [1], que l’homme rompt le nœud qui le relie au divin, d’autres théories tentent de percer le mystère des langues. Ainsi donc, les linguistes européens du XIXème siècle étaient nombreux à penser que les langues étaient des organismes vivants. Les langues sont en effet intrigantes puisqu’elles semblent pourvues de vie, toujours en évolution. La science du langage fut ainsi assimilée à une science naturelle, pour étudier les langues en tant qu’espèces vivantes. Au début du XXème siècle, la langue s’étudie en tant que fait social, émanation de l’homme pour exister en société.
 
Le darwinisme et les langues
 
Dans la terminologie de la linguistique des expressions comme famille de langues, langue-mère, langue-fille sont désormais conventionnées pour désigner les liens existant entre les différentes langues. La ressemblance avec la généalogie humaine est frappante. Ainsi, les langues évoluent, à l’échelle de l’histoire, à l’échelle d’une vie humaine. Les langues meurent aussi pour adopter l’appellation de langues mortes. On ne peut mourir que si l’on est en vie. Ce constat est, certes, une vérité de La Palice, mais nous place devant un dilemme : la langue est-elle un organisme vivant, qui vit indépendamment de toute loi humaine ? Oui, si l’on en croit le courant vitaliste, qui perçoit dans chaque langue, un principe de vie.
 
Le linguiste allemand Franz Bopp, fondateur de la grammaire comparée, écrit, à ce sujet : « Les langues doivent être considérées comme des corps naturels, qui sont construits selon des lois, et portent en leur sein un principe de vie » [2]. Un quart de siècle se passe et Darwin publie son ouvrage The Origin of Species, qui semble confirmer la théorie de F. Bopp. En effet, la révolution biologique offre un terrain fertile à la thèse vitaliste des langues. Le linguiste allemand August Schleicher poursuit les analyses de son contemporain Bopp : « Les langues sont des organismes naturels qui […]naissent, croissent, se développent, vieillissent et meurent ; elles manifestent donc, elles aussi, cette série de phénomènes qu’on comprend habituellement sous le nom de vie. La science du langage est par suite une science naturelle» [3]. A cela, nous pourrions ajouter un autre phénomène qui caractérise les langues : l’engendrement, comme le démontrent les liens qui existent entre les langues dites mortes et les langues dites vivantes. Langue-mère des langues romanes, le latin a marqué de ses caractéristiques chaque langue qui lui est affiliée. Comme un code génétique qui définit, par des spécificités diverses, les membres d’une même famille, la langue latine, mourante, a façonné, à son image d’autres langues qui ont repris le flambeau de la vie.
 
Mais alors pourquoi les langues meurent-elles ? C’est ici que Darwin vient ponctuer la théorie vitaliste d’une nuance de taille. Si les langues sont véritablement des espèces vivantes, elles dépendent étroitement de l’environnement qui les entoure et par la même les modifie. Les langues qui suivent les évolutions de leur environnement réussissent à survivre, les autres, sont vouées à l’oubli. C’est le mécanisme de la sélection naturelle qui représente un aspect fondamental de la théorie de l’évolution. Mais quel est cet environnement qui influence les langues ? Il semble que ce ne soit qu’au travers de l’histoire des sociétés, que l’on puisse chercher l’origine de cette évolution. Ce sont elles qui donnent le souffle vital aux langues et ce sont elles qui le leur retirent. Les langues, loin d’être des organismes vivants, sont pourtant à l’image des êtres qui les portent et de ce fait, symbolisent la vie de ces êtres puisque c’est grâce à elles, à travers elles, qu’il leur est donnés d’exister. Par conséquent, la lutte des langues pour la vie n’est que le combat des sociétés pour continuer d’exister, et l’homme, « maître » de ses mots, influe d’une façon décisive sur le devenir des langues.
 
L’environnement social des langues
 
Les langues subissent ainsi des transformations du fait de leur environnement, qui est principalement un milieu social. Les lois qui régissent les langues sont donc fondamentalement des lois humaines. Il est clair que les expériences de vie que traversent les sociétés se traduisent concrètement dans les langues.
 
Si nous considérons la langue française, nous savons que son usage se bornait d’abord à la région d’Ile-de-France. Alors que le pouvoir central conquiert les territoires, des peuples très différents ethniquement parlant se rassemblent. Ce manque d’uniformité linguistique est jugée dangereuse pour un pouvoir, dont la légitimité n’est donc pas assurée. Dès lors, l’expansion de la langue française fait l’objet d’une politique linguistique, qui s’opère au détriment des parlers locaux. En 1539, l’ordonnance royale de Villiers-Cotterêts instaure la primauté de la langue française dans les documents relatifs à la vie publique. En 1637, René Descartes publie Le discours de la méthode, un des premiers essais rédigés en français, au détriment du latin. Mais, ces promotions du français restent néanmoins limitées à une partie éduquée des populations en France. Ainsi, aux lendemains de la Révolution, l’abbé Grégoire révèle que la majorité des départements français parlent encore de nombreuses langues régionales, alors que le français est déjà largement unifié au Canada. Ce n’est qu’avec le développement de l’enseignement public au XIXème que la langue française finit par évincer toute concurrence et devient l’unique langue de la République. Alors que le gouvernement a introduit récemment une mention de la valeur patrimoniale des langues régionales lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l'Académie française s'est opposée à toute mention des langues régionales dans la Constitution. La langue apparaît ici comme un outil politique, qui impose le choix d’une langue régionale qui finit ainsi par dépasser ses frontières naturelles.
 
L’action sur les langues peut également permettre à un peuple de retrouver une culture passée oubliée dans l’Histoire ou mise dans l’ombre. Ainsi, les langues ressuscitent, ou plutôt sont ressuscitées, comme c’est le cas de l’hébreu [4]. C’est peut-être une des rares situations, dans laquelle la langue ne suit pas le cheminement des hommes, auxquels n’est pas offert la possibilité de renaître. Langue datant de plus de trente siècles, l’hébreu est la langue officielle de l’Etat d’Israël. Cette langue, qui n’était plus parlée de façon quotidienne depuis le IIIème siècle, a trouvé un fervent défenseur dans la personne de Ben Yehuda, étudiant russe, qui, en 1879, publie un Appel destiné au peuple juif afin de faire émerger une conscience de l’importance de la science et de la langue hébraïque. Dix ans plus tard, des maîtres d’école enseignaient, en Palestine en langue hébraïque afin que les enfants soient porteurs de ce souffle nouveau. Dans les débuts du XXème, Ben Yehuda crée le Comité de la langue, qui devient, en 1953, l’Académie de la langue hébraïque dans l’Etat d’Israël. L’action de l’homme sur une langue peut ainsi exprimer une volonté de renouer avec une Histoire : le peuple juif, avec lequel l’Histoire s’est montrée pour le moins cruelle, s’est dispersé, les individus se sont assimilés aux autres sociétés. La redécouverte de la langue ne représente-elle pas les prémices d’une réunification, encouragée par le contexte antisémite du XIXème siècle européen ? Ici encore, le cadre historique, politique et donc éminemment social a considérablement influé sur la renaissance de la langue hébraïque.

Langue, révélatrice d’existence de l’individu et de la société
 
Le langage, pas plus que la culture ne représentent la réalité, il l’a crée. Cet enseignement de Paul Watzlawick, théoricien en communication de l’Ecole de Palo Alto est intrigante. Pouvons-nous dire que la langue, fait social et culturel soit à l’origine de notre existence ? Ou plutôt, dans quelle mesure les langues sont les éléments déclencheurs d’une identité individuelle d’abord, collective ensuite ? L’individu peut-il s’insérer dans un groupe sans l’usage de la langue qui caractérise les sociétés humaines ? Une société peut-elle se constituer sans langue, outil premier de la communication ?
 
Langue : outil de l’individu pour exister socialement
 
La société consacre la révélation de l’individu. Sans groupe social, sans alter ego avec qui se confronter, l’individu ne prend pas conscience de son existence, et ne ressent aucun besoin de s’exprimer au travers d’une langue. Ainsi, le linguiste français Paul Jules Antoine Meillet écrit dans son essai Comment les mots changent de sens publié en 1905-1906 dans l’Année sociologique : « Le langage a pour première condition l’existence des sociétés humaines dont il est de son côté l’instrument indispensable et constamment employé […] le langage est donc éminemment un fait social ». Dans quelle mesure alors, la langue assure-t-elle l’insertion d’un individu dans une communauté ?
 
L’exemple de l’ « enfant sauvage » démontre qu’il n’y a pas de langue sans société, même si l’Homme nouveau-né est doué de langage puisque cette faculté lui est inhérente. Ainsi, le « sauvage de l’Aveyron », Victor, capturé en 1798 ou Kaspar Hauser, apparu à Nuremberg en 1828, sont tous deux des enfants sans parole. Privés de contact pendant toute leur enfance, ils n’ont pas eu la possibilité de développer leurs capacités langagières et les efforts de leur tuteur respectif ne suffiront pas à rattraper cette lacune. De la bouche de ses « hommes engourdis », ne sortent que des sons inintelligibles, alors que leur comportement évolue grâce au contact d’un environnement sociétal. En effet, ils adaptent la station debout, s’habituent à porter des vêtements. Cependant, la solitude prématurée et prolongée empêche ces enfants de se développer intellectuellement et ils resteront prisonniers de leur mutisme. Ces deux exemples permettent d’affirmer que les capacités langagières inscrites dans chaque homme ne peuvent se développer qu’en présence d’une société.
 
La société crée la nécessité de la langue, et également le besoin de s’identifier en tant qu’individu, membre d’un groupe social. Pensons à l’importance du nom qui définit chacun de nous. Oserions-nous dire que nos noms contiennent nos identités ? Quand Prince, le roi de la funk, abandonna son nom à la maison de disque Warner contre laquelle il engagea une bataille juridique, il choisit, pour se définir, un symbole imprononçable. Les médias se trouvèrent dans l’obligation d’attribuer à l’artiste un pseudonyme pour dénommer l’ « innommable » ! Le nom représente la personne qui le porte. De même, les poètes arabes, ne pouvaient nommer leur bien-aimée dans les ġazal (poésie amoureuse) qu’ils composaient. Ceux qui s’y risquèrent, comme le célèbre héro livresque perse, à qui l’on attribua le nom de Majnūn, littéralement fou, virent fondre sur eux les foudres des pères et familles des jeunes femmes offensées. Ici, prononcer le nom de la bien-aimée, c’est la déshonorée et Majnūn ne put jamais épouser Laylā, après une telle injure. Dans ce dernier cas, le nom « violé » par la parole est tel un corps, dont la virginité a été compromise. Majnūn, seul, dans le désert, n’affirme-t-il pas d’ailleurs « je fais l’amour avec son nom » (le nom de Laylā) ?
 
Ainsi, en reprenant l’enseignement de P. Watzlavick, nous pouvons dire que le nom, attribué à chacun de nous, crée la réalité de notre existence. Cette réalité ne se crée, toutefois, qu’avec le milieu sociétal, qui engendre cette nécessité. Mais cela n’est pas tout. La langue assure également une relative cohésion sociale au sein du groupe, puisqu’elle transporte, en son sein, les normes sociales, communes à chaque membre et génère par la même, un sentiment d’appartenance des individus au groupe auquel ils appartiennent.
 
Langue : outil collectif pour vivre ensemble
 
Les sociétés garantissent, par l’usage d’une langue commune (souvent imposée par un pouvoir central, comme nous l’avons vu précédemment) une cohésion sociale relative. (La langue est de ce point de vue une condition indispensable mais pas suffisante pour la cohésion entre les membres d’une société). A travers elle, se créent les normes sociales qui régissent les interactions entre membre ou entre groupe d’une même communauté. Or, ces normes sont un élément primordial de la culture, et diffèrent donc selon les langues. Ces règles de vie en société imposent à chacun une place, un rôle, au sein des groupes à toutes les échelles, du groupe familial restreint au groupe citoyen global. Ces bases sociétales représentent l’ossature de l’identité collective propre à un peuple. Respectant les mêmes principes, parlant la même langue, les individus vont développer un sentiment d’appartenance fort à leur groupe. L’identité par la langue est d’ailleurs si puissante, que les individus s’identifient à d’autres individus qu’ils ne connaissent et ne connaitront jamais.
 
Le bon usage d’une langue sous-tend la compréhension des codes propres à cette langue. Prenons un exemple: le vouvoiement, marque de respect, d’usage dans la langue française, n’est-il pas le reflet d’une norme sociale communément admise dans notre société ? Nous pensons alors à la logique de l’honneur qui, en France, se traduit par l’importance de la « place traditionnelle du ‘rang’, de l’opposition du plus ou moins noble, et du refus de déchoir » [5]. Ainsi, nos interactions sociales demeurent régies par cette règle issue de la « société d’ordres » pré-révolutionnaire, qui cherche constamment à marquer une différence hiérarchique entre les membres de la société. Si une personne s’hasarde à faire fi de cet usage, son comportement social sera perçu comme irrespectueux, inconvenant, et représentera un obstacle à son insertion sociale.
 
Les langues, qui contiennent ces principes de vie en société définissent le cadre de notre identité collective, dans la mesure où ce sont à travers elles que nous exprimons notre être social, que nous percevons le monde et que nous sommes perçus par lui. La langue ne sert donc pas uniquement à la communication, elle est avant tout un vecteur d’appartenance à un groupe donné, et ce caractère identitaire la rend indispensable a chaque peuple afin de se positionner par rapport aux autres. Le poète sicilien Ignazio Buttita exprime parfaitement cette nécessité dans son poème Lingua e’ dialettu (intégralité du poème ici):
 
Enchaînez
un peuple,
dépouillez-le,
muselez-le,
il est encore libre.
 
Privez ces hommes de leur travail,
prenez leur passeport,
enlevez-leur la table où ils mangent,
le lit où ils dorment,
ils sont encore riches.
 
[…]
 
Un peuple
devient pauvre et esclave
quand on lui vole la langue
léguée par ses ancêtres :
il est perdu à jamais.
 
Actuellement, des conflits identitaires fortement liés à la langue nous prouvent le besoin des sociétés de constituer une identité commune. Nous pouvons citer le peuple kurde, qui, dispersé sur quatre Etats (la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie), se voit interdit l’enseignement de sa langue, ou sa promotion dans un souci de mise en valeur d’un patrimoine culturel. En Turquie, les Kurdes sont qualifiés de « Turcs des montagnes », et ce n’est que depuis 2002, que l’usage privé de leur langue (le kurde septentrional le kurmancî et le kurde occidental le zazaki) est officiellement autorisé. Nombreux sont les jeunes kurdes à ne pas savoir écrire leur langue. Alors que le kurde est l’unique langue parlée dans les villages ou les quartiers kurdes des villes, l’arrivée à l’école des jeunes kurdes est une expérience douloureuse puisqu’ils sont confrontés à une langue dominante (le turc, l’arabe ou le persan). Ainsi, à la politique d’assimilation des gouvernements se conjugue un usage exclusif de cette langue dans la sphère privée, dualisme difficile pour des individus qui finissent par ne plus maîtriser leur langue maternelle, et se voient déposséder en quelques sortes d’une partie de leur identité.
 
 
La langue est donc un fort vecteur d’identité. Les exemples précédents montrent la difficulté pour les sociétés de vivre sans une langue qui constitue un élément principal de leur culture. Cette puissance identitaire des langues est d’autant plus vraie à notre époque, où les nationalismes sont devenus l’unique mode d’organisation des sociétés. Qu’est-ce que le sentiment national qui fait que des individus s'identifient à d'autres qu'ils ne connaissent pas ? L’identité nationale est une construction mentale fascinante, que Benedict Anderson définit sous le nom de « communautés imaginées », encouragées par l’avènement du capitalisme d’imprimerie [6]. La langue dite d’imprimerie, différente de la langue orale, plus sujette aux particularismes régionaux, crée une identité commune à tous les lecteurs et diffuse un sentiment d’unité. « les nations sont des édifices imaginaires qui reposent essentiellement sur un réseau de fictions et dont l’équilibre dépend principalement de leurs littératures » [7], nous dit Homi K. Bhabha, professeur américain des littératures anglaise et étatsunienne. La langue a donc joué un rôle essentiel dans l’élaboration de la pensée nationaliste. Replongeons dans l’histoire un instant.
 
Le nationalisme arabe, par exemple, ne se développe-t-il pas au travers de la redécouverte de la langue arabe ? Ce processus est initié par Boutros al-Boustani, intellectuel libanais, qui, lors d’une conférence en 1859 à Beyrouth, appelle à la renaissance de la langue et de la culture arabe. Ce réveil de l’orgueil arabe est rendu possible grâce à une importante action de publication des textes essentiels de la littérature arabe classique [8]. Ainsi, la diffusion (ou la redécouverte) d’une langue commune, en tant que vecteur d’identité collective, est une étape essentielle à l’émergence du nationalisme. Qu’y a-t-il de si puissant dans la langue pour susciter un tel sentiment ?
 
 
   [2]
 
 
 

 
[1] GAUCHET Marcel, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, une histoire politique de la religion, éd. Gallimard, Paris, 1985. L’auteur définit l’expression désenchantement du monde  comme « l’épuisement du règne de l’invisible »
[2] HAGEGE Claude, Halte à la mort des langues, éd. Odile Jacob, Paris, 2000. Extrait du livre Grammaire comparée du sanskrit, du zend, du latin, du lituanien, du vieux-slave, du gotique, et de l’allemand de Franz Bopp (1833)
[3]  HAGEGE Claude, Halte à la mort des langues. L’auteur fait référence à une lettre publique que le linguiste allemand Schleicher fait paraître à Haeckel , biologiste, intitulée La théorie darwinienne et la linguistique (1863)
[4] HAGEGE Claude, Ibid.
[5] D'IRIBARNE Philippe, Culture et effet social, Revue française de sociologie, XXXII, 1991, 599-614
[6] ANDERSON Benedict, Imagined communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Revised éd. Verso, New York, 1991
[7]  BHABHA Homi K., The National Longing for Form, Nation and Narration, (ed.), London, Routledge, 1990
[8] LAURENS Henri, L’Orient arabe, Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, éd. Armand Colin, Paris, 2008
 
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30 juin 2011 4 30 /06 /juin /2011 13:42

          J'ai découvert récemment une poésie d'Ignazio Buttitta, poète sicilien de Bagheria, province de Palerme.Grand défenseur de la langue sicilienne, ce "Baarioto" (de Bagheria) écrit en 1970 Lingua e dialettu , (Langue et dialecte). Poème émouvant qui traduit le désarroi de l'auteur devant l'effacement progressif de la langue sicilienne.

          L'iatlien que nous connaissons aujourd'hui est à l'origine la langue de Florence, qui s'est peu à peu imposée à l'ensemble de l'Italie depuis  l'avènement de l'unité italienne en 1860. Devenue langue officielle, l'italien est consacré langue de la culture au détriment des dialectes. Lors de mes voyages en Sicile, je me  souviens de sentiments mitigés à l'égard de la langue insulaire. Certains ne jurent que par elle  et d'autres la  définissent comme vulgaire.  Selon Ignazio Buttitta, la langue est l'héritage des ancêtres, le fil conducteur des sociétés qui peuvent ainsi se rappeler leur passé et se projeter dans l'avenir.

 

 

Lingua e dialettu Langue et dialecte
A un populo Enchaînez
mittitilu a catina un peuple,
spugghiatillu dépouillez-le,
attupatici a vucca, muselez-le,
é ancora libiru il est encore libre.
   
Livatici u travagghiu Privez ces hommes de leur travail,
u passaportu prenez leur passeport,
a tavula unni mancia enlevez-leur la table où ils mangent,
u lettu unni dormi le lit où ils dorment,
é ancora riccu. ils sont encore riches.
   
Un populu, Un peuple
diventa poviru e servu, devient pauvre et esclave
quannu ci arrobbanu a lingua quand on lui vole la langue
addudata di patri: léguée par ses ancêtres:
é persu pi sempri. il est perdu à jamais.
   
Diventa poviru e servu
Un peuple devient pauvre et esclave
quannu i paroli non figghianu paroli
Lorsque les paroles n'engendrent pas d'autres paroles
e si mancianu tra d’iddi.
mais qu'elles se mangent entre elles
Mi nn’addugnu ora,

je m'en aperçois aujourd'hui

mentri accordu la chitarra du dialettu
alors que j'accorde la guitarre de mon dialecte
ca perdi na corda lu jornu.
qui  perd une corde chaque jour.
   
Mentre arripezzu
Alors que je rapièce
a tila camuluta
la toile mitée
ca tissiru i nostri avi
que nos aïeux tissèrent
cu lana di pecuri siciliani.
avec la laine des moutons siciliens.

 

 

E sugnu poviru:

Je suis pauvre:

 haiu i dinari

j'ai de l'argent

e non li pozzu spènniri;

mais je ne peux le dépenser;

i giuelli

j'ai des bijoux

e non li pozzu rigalari;

mais je ne peux les offrir;

u cantu

un chant

nta gaggia

dans une cage
cu l’ali tagghiati. 
et des ailes brisées

 

 

Un poviru

Un pauvre

c’addatta nte minni strippi

allaité par des mammelles arides,

da matri putativa,

d'une soi-disante mère
chi u chiama figghiu
qui l'appelle fils
pi nciuria.  
pour se moquer.

 

 
Nuàtri l’avevamu a matri,
Nous autres avions une mère,
nni l’arrubbaru;
elle nous a été volée
aveva i minni a funtana di latti 
nous avions des mammelles, des fontaines de lait
e ci vìppiru tutti,  
Tous y buvèrent,

ora ci sputanu. 

Tous la méprisent maintenant.

 

 
Nni ristò a vuci d’idda,
Mais sa voix demeure,
a cadenza, 
la cadence
a nota vascia
la note basse de sa sonorité
du sonu e du lamentu:
et de son râle,
chissi non nni ponnu rubari. 
qui ne peuvent nous être volées.

 

 

Non nni ponnu rubari,

Elles ne peuvent être volées,
ma ristamu poviri
mais nous ne sommes pas moins pauvres
e orfani u stissu.
et orphelin.
 
 
   
Lingua e dialetto 
 لغة عامية
Un popolo
غلوا شعبا
mettetelo in catene
بأغلال
spogliatelo
اسلبوه
diventa povero e servo
فيصبح الشعب فقيرا و عبدا
 tappategli la bocca
شكموا فاه
 è ancora libero.
يظل الشعب يكون حرا
 
 
Levategli il lavoro 
حرموه من عمله
il passaporto 
 و من بطاقة شخصيته
la tavola dove mangia 
حرموه من المائدة الذين يأكل عليها
il letto dove dorme,
 و من السرير الذي ينام عليه
è ancora ricco.
يظل الشعب يكون غنيا
 
 
Un popolo
إن الشعب
diventa povero e servo 
يصبح فقيرا و عبدا
quando gli rubano la lingua 
عندما سرقت لغته
ricevuta dai padri: 
الموروثة  من الآباء
è perso per sempre.
فيصبح ضائعا للأبد
 
 
Diventa povero e servo
يصبح فقيرا و عبدا
quando le parole non figliano parole 
عندما الكلمات لا تلد كلمات
e si mangiano tra di loro. 
و لكن تأكل الكلمات بين بعضها البعض
Me ne accorgo ora, 
أنتبه بذلك الآن
mentre accordo la chitarra del dialetto
و أنا أدوزن قتار اللغة العامية
 che perde una corda al giorno.
أحد وتائره كل يوم
 
 
Mentre rappezzo 
و أرفؤ
la tela tarmata 
القماش المعثوث
che tesserono i nostri avi 
الذي نسجوه أسلافنا
con lana di pecore siciliane.
من صوف الخراف الصقلية
 
 
E sono povero:

و أنا فقير

ho i danari 
لي مال
e non li posso spendere; 
و لا يمكنني إنفاقه
i gioielli 
لي جوائر
e non li posso regalare; 
و لا يمكنني إهداها
il canto 
غناء
nella gabbia 
في قفص
con le ali tagliate. 
بأجنحة مقطوعة
 
 
Un povero 
فقير
che allatta dalle mammelle aride 
 فقير راضع من أثداء جافية
della madre putativa, 
أثداء الأم المفترضة
che lo chiama figlio 
 الذين تسميه  بابن
per scherno. 
من أجل  الضحك منه
 
 
Noialtri l’avevamo, la madre,
إننا كانت لنا الأم
ce la rubarono; 
و سرقت منا
aveva le mammelle a fontana di latte
كانت لها أثداء كينابيع من حليب
ci bevvero tutti,
شربنا منها كلنا
ora ci sputano. 

و نحقرها الآن

 
 
Ci restò la voce di lei, 
بقي صوتها
la cadenza, 
و إيقاعها
la nota bassa 
نغم عميق
del suono e del lamento: 
نغم الآهة العميق
queste non ce le possono rubare. 
 لا سرقت هؤلاء منا
 
 
Non ce le possono rubare, 
 لا سرقت هؤلاء منا
ma restiamo poveri 
مع ذلك نحن فقيرون
e orfani lo stesso.
و يتامى

 

 
 
           La disparition d'une langue, ou sa transformation n'est-elle pas finalement l'évolution des sociétés qui façonnent leur langue au moment même où elles façonnent leur histoire? Devenons-nous réellement orphelins lorsque notre langue s'évanouit? L'histoire des hommes ne se traduit-elle pas, au final, par une adaptation permanente qui nous permet d'être "adoptés" par une langue nouvelle ?
           Je me rappelle toutefois de ce Sicilien quinquagénaire, qui, à la demande ingénue "parlez-vous le dialecte sicilien?", répondit joyeusement: " Je ne parle pas le sicilien, je pense en sicilien"!
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11 mars 2011 5 11 /03 /mars /2011 20:20

 

          La langue a souvent été dans l'histoire un enjeu identitaire et politique fondamental. En sillonant les rives méditerranéennes, on peut distinguer des parcours linguistiques bien différents.

 

          La langue française est utilisée dés le XVIème siècle pour unifier un territoire où les peuples sont ethniquement et linguistiquement très variés. L'ordonnance de Villiers-Cotterêts édictée par François premier est l'acte fondateur de la primauté de la langue française (au détriment du latin). Cependant, la langue française reste une langue minoritaire. Dans son rapport en 1794, l'Abbé Grégoire révèle que seulement 3 millions de Français parlent la langue française sur un total de 28 millions.Les Français ne parlent pas la langue de la Révolution. A cette époque, la langue française est déjà majoritairement parlée au Canada. Il aura fallu des siècles et de nombreuses lois pour que la langue française s'impose, et en 1863, les parlers locaux occupent encore une grande partie du territoire français, selon une enquête officielle du ministère de l'Instruction publique.Le XIXème sera dècisif: la loi Guizot de 1833, qui organise, entre autres, l'enseignement primaire public, les lois Ferry, qui instituent l'école gratuite, laïc et obligatoire donne un élan considérable à la diffusion de la langue française, langue nationale.

 

          La langue italienne, bien que langue nationale parlée de tous ne constitue pas un ciment identitaire comme peut l'être la langue française. Les dialectes ou langues régionales demeurent  des vecteurs d'identité considérables. L'histoire italienne explique bien cette situation: l'unification italienne en 1861 reste rècente à l'èchelle de l'histoire, et son symbole ne semble pas mobiliser la nation italienne. En tant que Français, il peut sembler pour le moins étrange que l'Etat italien n'est pas fêter le centième anniversaire de l'unité italienne, quand nous célébrons ici, le 14 juillet tous las ans en grande pompe! L'unité italienne est en effet fragile comme le montre la persévérance de certains partis sécessionnistes, et la fracture nord-sud est plus visible que jamais.

 

 

        Si l'on considère la langue arabe, c'est une autre histoire qui s'ouvre à nous. Langue de la Révélation, elle constitue immédiatemment un élément identitaire religieux. La tradition orale de la péninsule arabique, et les variétés linguistiques menacent l'unité de la Umma, communautès des croyants. Très tôt, le Qur'an (littéralement la Récitation) souffre de versions disparates, et c'est 'Uthman, le deuxième khalife qui décide mettre à l'écrit ce qui deviendra le texte fondateur de la communauté musulmane. La dynastie omeyyade diffusera la langue de la Rèvélation à travers ses vastes conquêtes territoriales. L'arabisation de l'adminsitration (qui utilisait la langue des populations locales), la grammaticalisation de la langue, fait de nombreux scientifiques arabes consacrent la langue arabe comme langue littéraire, scientifique, artistique extrêmement riche et qui favorisa la diffusion des connaissances de Samarcande jusqu'à Cordoue, de Palerme à La Mecque. C'est à travers cette langue que le peuple arabe, retrouve son unité au XIXème et surtout au XXème siècle. L'intellectuel libanais maronite Boustros al-Boustani appelle au rayonnement de la langue et de la littérature arabe. L'arabisme est né, le nationalisme arabe est en route.

 

        Ces langues sont donc autant d'enjeux politiques. Le printemps berbère de 1980, l'interdiction actuelle d'enseigner la langue kurde en Syrie, les actions de l'Organisation internationale de la Francophonie pour la diffusion de la langue française, le débat existant dans le monde arabe sur l'avenir de la langue classique arabe et la prèdominance des dialectes (ou langues) nationaux...Difficile alors d'imaginer une langue dénuée d'identité exclusive quand on parcourt la Méditerranée.

 

         Cependant, une langue, restée aux oubliettes, dément cette affirmation. Retournons quelques siècles en arrière, avant l'avènement des nationalismes, qui, poussés à leur paroxysme, nous ont en quelques sortes dépossédé d'une histoire qui lie pendant un temps nos rives méditerranéennes: l'histoire de la Lingua Franca, que Jocelyne Dakhlia, directrice d'études à l'EHESS, retrace dans son ouvrage Lingua franca, histoire d'une langue métisse en Méditerranèe. Une langue véhiculaire, très pragmatique, qui permet aux commerçants méditerranéens de communiquer. Cette langue est le fruit des Croisades, longue confrontation violente et cohabitation entre les Franjs et les Arabes en terre sainte. Mélange de langues majoritairement romanes, elle emprunte peu aux langues sémitiques ou turque. C'est avant tout une langue neutre, nous dit l'auteure, ce qui explique son utilisation généralisée, et l'absence de résistance, elle ne constitue aucune menace identitaire. La Lingua franca est ainsi une marque de métissage, de dialogue qui contredit l'idée actuelle d'une fracture entre les rives, d'une frontière infranchissable, d'une confrontation entre deux civilisations antagonistes. Deux mondes où les pouvoirs successifs se sont presque toujours opposés, certes, mais où la créativité, le commerce, l'échange de savoirs et des sciences n'ont eu de cesse de s'épanouir.

 

 

Voici ci-dessous un entretien avec Jocelyne Dakhlia, vidéo des Archives Audiovisuelles de la Recherche (AAR), Fondation maison des sciences de l'homme

 

Pour en savoir plus sur la Lingua franca:

 

http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=1871&ress=6079&video=129140&format=68

 

 

http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=1871&ress=6079&video=129140&format=68

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